samedi 7 décembre 2013

Casse-tête chinois - anticritique


La première fois que j'ai vu « L'auberge espagnole », j'ai détesté ce film.
Du coup, je ne suis pas allé voir « Les poupées russes ».
L'année suivante, on m'a divorcé, et l'année d'après, mes enfants sont partis sur Paris tandis que je vivais toujours au bout de notre vieux monde : à la pointe du Finistère.
Ce soir, première fois que je regarde « Casse-tête chinois », je trouve ce film Kunderiste, conférant à cette fameuse « insoutenable légèreté de l'être ».
Je me dis alors qu'Apollinaire avait raison, que sous le pont Mirabeau, la Seine (ou l'Oubangui) charrie des kilomètres-cube de souvenirs à varier, de rancœurs à débattre et d'affaires à classer.
Je ne puis par conséquent faire qu'une anticritique de ce film, tant il colle aux basques de mes souliers troués, et corse ma vision spécifiquement bretonne de ce qui est bien plus universel qu'on le croit en le subissant. Mais là, je parle comme un normand...
La première fois que j'ai vu « L'auberge espagnole », j'ai détesté ce film, probablement à cause des images qu'il me projetait, de mon malaise en regard de ce que j'étais à l'époque, de l'intuition mienne des histoires à suivre et du vent du boulet que je percevais, bref, j'ai détesté ce film comme il est possible de haïr son image en un miroir, de conférer à cet avatar la somme des torts que l'on se fait inconsciemment peser sur le râble.
Puis le temps passa. J'ai pas mal voyagé, œuvré, calculé, afin de voir mes enfants, de leur offrir ce qui pouvait compenser comme se peut mon irréversible absence. Je pense même être parvenu à me réinventer, afin d'être un père acceptable malgré mes incommensurables tares.
Et donc, j'ai aimé « Casse-tête chinois » pour la même raison. Je n'ai pas été en mesure de regarder ce dernier film de Klapisch de façon objective : il renvoie trop à ma propre image, un peu comme à la fête foraine, déformant par endroits, pas par d'autres, ou alors différemment. Et c'est avec la même posture débonnaire que j'ai fait bon cœur contre mauvaise fortune, tenté de résoudre les emmêlements du casse-tête que nous édifions inconsciemment.
Parfois, j'apprends à mon fils comment démêler son fil de pêche ; il me semble être alors dans le cadre d'une transmission bien plus importante que d'autres auxquelles nous pensons plus couramment.
Xavier, lui – le héros de Klapisch – est contraint de partir s'installer à New York. Chaque lieu définit ses règles, chaque endroit est comme un jeu de l'oie dont il faut retenir le numéro des cases, sinon on file en prison, sinon on doit se munir d'avocats, sinon on est étranger, y compris chez soi.
Ce dernier film est adorable en raison de son approche indulgente et optimiste : tout ce qui est triste et lamentable peut devenir source de sagesse et d'apprentissage ; les philosophes allemands des lumières viennent nous visiter avec un humour opportun : Hegel nous déclare notamment : « un néant n'est que le néant de ce dont il découle... »
Pendant ce temps-là, moi je me reconnais dans le retour des amantes du passé, avec lesquelles on recouche comme si les couches et recouches des ans n'avaient rien changé des emplâtrés que nous sommes tous. La vie est nécessairement compliquée puisque nous nous la compliquons.
La dernière fois que j'ai vu « L'auberge espagnole », j'ai adoré ce film. Ensuite j'ai regardé « Les poupées russes » que j'ai préféré encore ! C'était la semaine passée, avant d'en constater l'ultime opus. J'ai l'impression qu'un dieu taquin l'a posé entre les mains de Klapisch pour moi tout seul, qu'il marque un épilogue à ma géhenne, un peu comme le peuple juif à la recherche de la terre promise qui n'est certes pas le « Grand Amour ».
Alors, évidemment, j'ai adoré « Casse-tête chinois » pour les mêmes raisons que je ne vous propose pas de partager. Seule la fin trop facile m'indispose, mais après tout, je ne suis peut-être qu'un sale esprit négatif.
Je ressens une certaine fierté à me retrouver dans l'image que propose l'auteur ; Xavier lui-même déclare : « j'écris mon histoire mais c'est la vôtre ! »
Ma seule citation : « L'art d'écrire est celui de se raconter en évitant de parler de soi. »
Les pères qui aiment seront récompensés à la fin. J'ai foi dans nos destins.
Quant aux paroles de nos mères perdues, dans lesquelles nous puisons notre part de féminité, j'aime la violence avec laquelle Lenny Kravitz savait les rappeler.
Always On The Run by Lenny Kravitz햗 on Grooveshark

samedi 16 novembre 2013

La vie d'Adèle

Si je dis d'Elle - Adèle - oh ! l'insolence, en sens propre et figuré, c'est qu'il n'est pas de lumière aussi violente ni d'être autant solaire, auxquels je me fus exposé comme aux rayons que lance sa présence.
Car la révolution, c'est Elle : Adèle Exarchopoulos.
Non, ce n'est pas la fille de l'ennemi de Tintin, ni l’héroïne de Jacques Tardi (quoique un blanc-sec est souvent suggéré dans l'émission), non, c'est celle d'un certain Abdellatif Kechiche qui lui a consacré une saga de trois heures à laquelle il a sacrifié ce titre éponyme. Et quelle incarnation ! Car Adèle - on ne sait plus trop si c'est le rôle ou l'actrice - est tout en chair, en vibrations et substance, ondulante au gré des musiques, sublimée par la caméra de l'auteur, pareille à ces modèles de tableaux classiques dont elle reprend insubrepticement les poses.
Comment ne pas reprendre pour soi la force de ses passions ? Comment ne pas s'identifier à Adèle ? Qu'importent les genres et les sexualités : c'est de la virulence des gentils poisons de l'amour dont il est ici question ; c'est de ce qui coule, de ce qui mouche, de ce qui brûle et qui nous envole, un infini fini dans la coquille d'une ou d'un seul autre, dont il est ici question, c'est de cette marque ignée que nous laisse à tous la morsure  absolument confondante de notre aliénation physique, dont il est question.
Alors, comment Kechiche aurait-il pu l'évoquer sans la crudité de scènes saphiques ? Comment aurait-il pu traiter LA question sans asséner au bourgeois le matraquage de corps féminins sublimés par le désir, et qui pourtant n'en génère nullement, tant il est impossible en ces instants incandescents de discerner un sexe ? Comment aurait-il pu s'éviter de flirter, sans pour autant jamais l'effleurer, avec la pornographie ? On ne convainc pas de l'universalité du rapport amoureux en évoquant les roses et les choux... La question clé de notre assujettissement réside en notre dépendance aux affects érotiques, aux courbes, aux ruptures des symétries qu'il est possible d'établir entre deux corps humains.
Dès lors, j'ai souffert comme Adèle, reconnu des affres qui furent les miens, et finalement vibré tout au long de ce gigantesque « jeu de l'oie », l'accompagnant à chaque coup de dé, du sort, à chaque trahison larvée, petitesse abstruse ou traîtrise instillée, saisissant les secondes de sa vie l'une après l'autre, de son adulescence un peu rimbaldienne (ses dix-sept ans) à sa déperdition dans l'age de raison, ombragée par le piège de cette femme aux cheveux bleus – femme piège à la Bilal impeccablement tenue par Léa Seydoux – dont le statut d'artiste contribue à nourrir l'interrogation du vampirisme inhérent à cette classe.
La polémique entre l'auteur et ses actrices, n'est finalement qu'au cœur de ceci, justifiant de l'esthétique et de l'intelligence parfaite de cette œuvre entièrement sertie dans le sourire et ce soulèvement léger de la lèvre supérieure d'Adèle.



Blue Jasmine

Blue Jasmine (à voir si possible en VOST) est une divine tranche de comédie humaine idéalement mise en scène par le maître de l'art - il le confirme ici - qu'est Woody Allen ; ce n'est pas aux vieux cinéastes qu'on apprend à faire des gris masques !
Car dans cet enfin-on-l'attendait-depuis-tant-de-temps chef-d'oeuvre du magicien juif new-yorkais, tout n'est finalement qu'une histoire de masques et de contre-pieds, c'est à dire d'instruments spécifiquement propres à la comédie et remarquablement utilisés.
C'est l'écriture, à l'image d'une construction balzacienne transposée dans l'antithèse forcée du trait entre New-York et la Cité des Anges, qui rend ce miracle possible : tissu couturé de flash-back orchestrés savamment, causalement et non chronologiquement, merveilleux labyrinthes où l'on se perd avec les acteurs et les faiblesses humaines qu'ils endossent. Et là ! Là, s'ils sont tous diablement bons (notamment l'odieux Alec Baldwin dans un sulfureux rôle de gros comedy-maker pourri), on trouve comme un diamant dans son écrin, la quintessence du miracle : Jeanette alias Jasmine alias Cate Blanchett. Elle est tellement juste et tellement évidente, qu'on en vient à douter qu'elle joue le rôle de cette brillante bourgeoise déchue. Sincèrement, j'en doute ; il me semble qu'elle s'est laissée aller à me rendre témoin de sa dépression, de ses délires, de sa classe éclaboussée, mais également de cette ineffable beauté qui fait d'elle un oiseau bien inadapté dans l'art de ramper.
Quoiqu'il en soit, cette pauvre Jasmine bleue n'a pas fini de me faire cogiter à cette ineffable beauté résidant dans notre plus profonde humanité.



dimanche 10 mars 2013

L'épure

Leysh Nat'Arak (new version) by Natacha Atlas on Grooveshark



« La liberté réservée aux seuls partisans du gouvernement, aux seuls membres du parti, ce n'est pas la liberté. La liberté, c'est toujours la liberté de celui qui pense autrement. »
Rosa Luxemburg

L'ordre règne à Berlin. Pourtant il fait froid. Le 15 janvier, il fait un froid à fendre des canaux comme on fondit des canons. Le 15 janvier, il fait un froid de caveau comme une vague sibérienne étendue sur un charnier de millions de morts passés au fil de l'épée de Brest-Litovsk, aux tranchées à re-taire où l'Occident s'est égorgé.
En ce froid matin du 15 janvier la porte a cédé sous les martèlements des bottes et des poings, des crosses et des fûts, comme on cède aux craquements des os défunts. Des « corps francs » sont entrés dans cet asile illégal et licencieux. Pourtant la Rose a quarante-sept ans, et n'a presque plus que ses épines. Christique, comme un bouquet de coups : son visage est martelé par les crosses et les poings. Elle gît. C'est un petit oiseau que le lieutenant Vögel traîne dans la voiture.
Arrivés près du canal, ils lui percent le cœur afin que coule l'eau et le sang d'une balle dans la tempe. Son corps est malmené, humilié, profané. C'est le corps d'une femme sur lequel pleut la géhenne des frustrations longtemps contenues et la vengeance noire de l'obscurantisme. Au nom du nombre elle est immolée.
La grande guerre ne touche à sa fin que depuis deux mois lorsque l'on jette sa dépouille dans les eaux glacées du Landwehrkanal. Si Spartacus fut crucifié, l'assassinat politique lui, est un rouage bien huilé et Rosa Luxemburg, une de ses plus célèbres victimes.

L'épure se présente en trois plans : le temps, l'endroit et la conviction. Mais l'épure cède aux traits de l'esclavage et de la tyrannie, parfois, lorsque le ciel n'est plus bleu et que l'herbe ne pousse plus, que l'espoir tarit au creux des mains serrées en poings ou autour du cou de ceux dont on veut étouffer l'écrit, les cris et les critiques. Pourtant l'épure incarne ostensiblement la résistance, et sa négation n'est mère que d'immortalité, d'historicité et de vérité. L'épure résiste à la mort, et parfois ressuscite au cœur même de ceux dont il bat encore, si tant est que battre ou se battre sont deux variantes verbales de résistance.

Z

Sommes-nous jamais loin des dictatures des généraux grecs, argentins, chiliens, khmers ou autres ? L'Histoire et ses leçons nous montre que non : Vichy prouva que le pays des droits de l'Homme pouvait être aussi celui des rafles. Nous ne sommes jamais loin de la dictature, pas plus que des assassinats politiques. L'Homme n'est jamais loin de la bête immonde. Cette dernière est multiforme : les allures de ses doctrines sont chamarrées, tel un pelage Gévaudan, mais leur présence est immuable et symptomatique du Dogme Maudit, avec ses codes et sa « charia », crocs de la bête assassine...

Z

Le 15 janvier passé – puisque l'hiver continu(e) – il s'avère que l'éclairage public est saboté. Il est huit heures, en ce matin du 6 février. La circulation est normale, tout est normal hormis cette défaillance électrique pour laquelle s'épargne dorénavant quelque interprétation hâtive. C'est la trop grande normalité des circonstances qui caractérise les guet-apens. Dans la pénombre, le socialiste – homme à la rose – sort de chez lui. Arrivé près de sa voiture, ils lui percent le cœur afin que coule l'eau et le sang de plusieurs balles dans la tempe.
Chokri Belaïd est mort. Après tant d'autres dont Gandhi, Jésus, Jaurès et Rosa Luxemburg, « un berger vient de tomber sous les armes, le cœur de l'humanité est en larme ». Pourtant, dans cette infinie tristesse, mon âme exulte : les Justes et les Purs survivent aux affres de la corruption sous toutes ses formes. Ils endossent un paletot d'inextinguible foi, bien plus puissante en la faiblesse humaine que celles qui revendique la force de quelconques dieux ou de quelconques empires. Elle est juste et elle, l'épure, nous confie les clefs d'un royaume bien plus puissant puisqu'il n'est pas de ce monde : celui de la fraternité. Or s'il m'arrive d'entendre des échos de ce monde, parmi eux, il m'est possible d'ouïr ceci : « La liberté, c'est toujours la liberté de celui qui pense autrement. »


Publication du 11/03/2013, journal tunisien "Alfikrya"
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