« La
liberté réservée aux seuls partisans du gouvernement, aux seuls
membres du parti, ce n'est pas la liberté. La liberté, c'est
toujours la liberté de celui qui pense autrement. »
Rosa Luxemburg
L'ordre
règne à Berlin. Pourtant il fait froid. Le 15 janvier, il fait un
froid à fendre des canaux comme on fondit des canons. Le 15 janvier,
il fait un froid de caveau comme une vague sibérienne étendue sur
un charnier de millions de morts passés au fil de l'épée de
Brest-Litovsk, aux tranchées à re-taire où l'Occident s'est
égorgé.
En ce froid
matin du 15 janvier la porte a cédé sous les martèlements des
bottes et des poings, des crosses et des fûts, comme on cède aux
craquements des os défunts. Des « corps francs » sont
entrés dans cet asile illégal et licencieux. Pourtant la Rose a
quarante-sept ans, et n'a presque plus que ses épines. Christique,
comme un bouquet de coups : son visage est martelé par les
crosses et les poings. Elle gît. C'est un petit oiseau que le
lieutenant Vögel traîne dans la voiture.
Arrivés
près du canal, ils lui percent le cœur afin que coule l'eau et le
sang d'une balle dans la tempe. Son corps est malmené, humilié,
profané. C'est le corps d'une femme sur lequel pleut la géhenne des
frustrations longtemps contenues et la vengeance noire de
l'obscurantisme. Au nom du nombre elle est immolée.
La grande
guerre ne touche à sa fin que depuis deux mois lorsque l'on jette sa
dépouille dans les eaux glacées du Landwehrkanal. Si Spartacus fut
crucifié, l'assassinat politique lui, est un rouage bien huilé et
Rosa Luxemburg, une de ses plus célèbres victimes.
L'épure se
présente en trois plans : le temps, l'endroit et la conviction.
Mais l'épure cède aux traits de l'esclavage et de la tyrannie,
parfois, lorsque le ciel n'est plus bleu et que l'herbe ne pousse
plus, que l'espoir tarit au creux des mains serrées en poings ou
autour du cou de ceux dont on veut étouffer l'écrit, les cris et
les critiques. Pourtant l'épure incarne ostensiblement la
résistance, et sa négation n'est mère que d'immortalité,
d'historicité et de vérité. L'épure résiste à la mort, et
parfois ressuscite au cœur même de ceux dont il bat encore, si tant
est que battre ou se battre sont deux variantes verbales de
résistance.
Z
Sommes-nous
jamais loin des dictatures des généraux grecs, argentins, chiliens,
khmers ou autres ? L'Histoire et ses leçons nous montre que
non : Vichy prouva que le pays des droits de l'Homme pouvait
être aussi celui des rafles. Nous ne sommes jamais loin de la
dictature, pas plus que des assassinats politiques. L'Homme n'est
jamais loin de la bête immonde. Cette dernière est multiforme :
les allures de ses doctrines sont chamarrées, tel un pelage
Gévaudan, mais leur présence est immuable et symptomatique du Dogme
Maudit, avec ses codes et sa « charia », crocs de la bête
assassine...
Z
Le 15
janvier passé – puisque l'hiver continu(e) – il s'avère que
l'éclairage public est saboté. Il est huit heures, en ce matin du 6
février. La circulation est normale, tout est normal hormis cette
défaillance électrique pour laquelle s'épargne dorénavant quelque
interprétation hâtive. C'est la trop grande normalité des
circonstances qui caractérise les guet-apens. Dans la pénombre, le
socialiste – homme à la rose – sort de chez lui. Arrivé près
de sa voiture, ils lui percent le cœur afin que coule l'eau et le
sang de plusieurs balles dans la tempe.
Chokri
Belaïd est mort. Après tant d'autres dont Gandhi, Jésus, Jaurès
et Rosa Luxemburg, « un berger vient de tomber sous les armes,
le cœur de l'humanité est en larme ». Pourtant, dans cette
infinie tristesse, mon âme exulte : les Justes et les Purs
survivent aux affres de la corruption sous toutes ses formes. Ils
endossent un paletot d'inextinguible foi, bien plus puissante en la
faiblesse humaine que celles qui revendique la force de quelconques
dieux ou de quelconques empires. Elle est juste et elle, l'épure,
nous confie les clefs d'un royaume bien plus puissant puisqu'il n'est
pas de ce monde : celui de la fraternité. Or s'il m'arrive
d'entendre des échos de ce monde, parmi eux, il m'est possible
d'ouïr ceci : « La liberté, c'est toujours la liberté
de celui qui pense autrement. »
Publication du 11/03/2013, journal tunisien "Alfikrya"
https://www.facebook.com/pages/Alfikrya
Publication du 11/03/2013, journal tunisien "Alfikrya"
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