Ce n'est pas à Budapest, mais c'est
un grand hôtel, quelque part par là-bas, dans l'un de ces pays
qu'inventait Hergé – Syldavie, Bordurie – mais qui porte ici un
nom digne d'une marque de vodka, un état où se côtoient le luxe et
la barbarie, les palaces et les bagnes (Check Point 19, pendant
négatif du Grand Budapest Hotel, est une invention à la hauteur de celles de Franz
Kafka), les allégories d'un certain dandysme et d'un nazisme
certain, de paysages mêlant la Suisse au Tyrol et St Moritz à la
Transylvanie, des villes hybridées d'une Vienne, d'une Prague ou
d'une Budapest fantasmées.
C'est à ce voyage aux confins du rêve
et du cauchemar que nous invite immédiatement un surprenant vieilli
puis rajeuni Jude Law, qui de sa rencontre avec le toujours aussi
efficace Francis Murray Abraham (« Le nom de la rose »,
« Les chariots de feu », « Par l'épée »),
va puiser au sein de ce palace en décrépitude, l'histoire de ce
Monsieur Mustafa (prénommé « Zéro »), engagé comme
simple « lobby-boy », et de son maître à penser :
Monsieur Gustave, alias Ralph Fienes.
Ce plongeon dans les entrailles des
années '30 ressemble à la visite à bord d'un Titanic sociétal, et
tout le rythme, l'humour et la désinvolture éclairée d'un Monsieur
Gustave très friand des vieilles dames très riches, confère à
l'ensemble la suavité des parfums dont il s'asperge à longueur d'un
temps suranné, et la saveur sucrée des pâtisseries Mendl's
(manipulation génétique?) dont sont ponctuées les péripéties de
ce récit.
Car, dans cette pépite mise en forme
par Wes Anderson, le récit, la chronique et l'enchevêtrement causal
des événements, vous tiennent perpétuellement en haleine ! Et
c'est ainsi que nous allons croiser un Adrian Brody délicieusement
méchant et perversement nanti, pourvu d'un épouvantable homme de
main campé par Willem Dafoe – impeccablement sordide – un
étonnant Jeff Goldblum barbu et binoclard dans le rôle d'un avocat
d'affaire plus ou moins véreux (et susceptible de perdre des parties
de lui-même), deux domestiques français – parce que la classe des
palaces comme la production du film, le sont – en la personne du
mystérieux majordome Mathieu Amalric et de la jolie soubrette Léa
Seydoux, mais encore cet officier gentleman aux souvenirs d'enfance
un peu proustiens, interprété par Edward Norton, ou bien ce
Chéri-Bibi taulard et tatoué, investi de façon totalement
surréaliste par Harvey Keitel, et cette franc-maçonnerie des
maîtres d’hôtel menée par un Bill Murray machiavélique.
Enfin, il y a ces deux jeunes acteurs
touchants, interprètes de Zero Mustafa garçon et de sa fiancée
pâtissière Agatha – avec le fascinant petit détail de sa tâche
de vin – si tellement parfaitement chaperonnés par Monsieur
Gustave, que le lien profondément humain qui les unit nous touche en
plein cœur, dans les moments les meilleurs et dans les pires. Il y a
cette succession effrénée de coups de théâtre, cette poursuite
jubilatoire, skis contre un traîneau transformé en bobsleigh, dans
une station apprêtée pour des jeux olympiques d'hiver nazis, bref,
puisque la mode actuelle est aux films sur l'entre-deux-guerres, un
plein de rappel sur les points communs de nos époques de Crise, et
sur l'invariante de la bêtise humaine, juste négatif de la grandeur
d'âme que l'on rencontre parfois chez quelques êtres exceptionnels
dont on se rend compte à la fin, que c'était le vrai sujet
dramatique de ce gigantesque film faussement comique.
Les peintures érotiques d'Egon
Schiele en clin d’œil – lui symbole ultime des artistes
« décadents » – un univers oscillant entre ceux des
frères Coen, de Tim Burton, des Monty Python et de Jean-Pierre
Jeunet, ou encore des plus fous auteurs de BD que j'adore (Schuiten,
Tardi), suffisent à ciseler ce bijou du septième art qu'il me tarde
de revoir une bonne centaine de fois.