Continuez à tournebouler dans la
sphère imaginaire où l'univers d'une œuvre a su vous plonger,
contre les parois cinématographiques d'une bulle de savon
parfaitement soufflée dans le creux de vos oreilles, et dont vous
veillez à l'éclatement le plus tardif.
Continuez dans le prolongement de la
pellicule, à imaginer la vie rêvée des autres – ou cauchemardée
– ou vécue par le truchement du temps déféré sur le support de
l'art dans toutes ses dimensions, et continuez à rêver après le
spectacle superbe offert en deux somptueux volets par Edgar Reitz
dans son HEIMAT, épisode premier (« Chronique d'un rêve »)
et second (« L'exode »).
Rappelez moi le sous-titre des
« Misérables » de Hugo :
« Chronique des années
1815-1830 »
Ici, nous sommes de l'autre côté du
Rhin, en 1842, avec un garçon – Jakob, qui rêve des autres côtés
des océans et qui, dans son déphasage avec son temps, avec ses
mœurs, enfle de ses accents goethiens la litanie protestante des
secondes qui s'égrainent dans le van manuel encore de la paysannerie
rhénane. Nous sommes avec la jolie Jettchen et son amie Florichen,
nous sommes à l'orée des bois, des phénomènes sûrement naturels
mais qui ne le semblaient pas, nous sommes à cheval sur l'imaginaire
des Niebelungen et de Hansel et Grettel, sur les mouvements de
langues et de frontières, sur l'occupation napoléonienne et sur les
guerres à peine froides de religion, nous sommes à cheval sur la
compréhension – enfin ! – de l'intime âme et ferment
culturel de nos frangins germains.
Nous sommes à cheval sur les principes
des familles, qui n'ont finalement pas tant changé, sur les conflits
fraternels d’intérêts, sur les bêtises de l'amour qui deviennent
irréversibles, sur une forme de romantisme pur, inaccessible
autrement que par l'abandon d'une matérialité qui faisait pourtant
le monde d'alors comme elle fait également le monde d'aujourd'hui
(par les subprimes et le dieu finances) ; nous sommes sur
l'emploi de mots français dans le langage d'une jeune Allemagne qui
revendique la « Liberté », et nous sommes à cheval sur
tout puisque dans la forge d'un maréchal-ferrant.
D'ailleurs, dans l'univers sépia de ce
film qu'on croirait à tort en noir-et-blanc, les fers apparaissent
rougeoyant sur les sabots gris, les agathes ocres et brunes sous la
lumière, les comètes et les Louis dorés, les décorations
résineuses vertes, les fleurs en couleurs et les airelles bleues.
Je viens d'être le témoin volontaire
d'un spectacle d'une rare beauté, mais bien plus encore : ce
film m'a convoqué sur de nombreux questionnements personnels. Car
Jakob est un voyageur de la pensée, un grand baroudeur de l'esprit,
et me rappelle à cette question fondamentale à laquelle Cendrars
aussi me cite : « Qu'est-ce que voyager ? »
A l'instant de cet écrit, je
répondrais ainsi : c'est se frotter aux parois d'une bulle de
savon sans qu'elle éclate, parfois. Voyager, c'est vivre à chaque
instant l'idée de la déchirure d'avec sa Patrie, qu'elle fût quartier,
village, région, pays ou continent : « Heimat ».
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