samedi 13 mars 2010

Une charogne





« Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés ! »

Charles Baudelaire

Ceci est le dernier quatrain d'un poésie marquant à mon sens une rupture sans laquelle rien ne se serait produit ultérieurement, ni Rimbaud, ni les autres...
Ceci reste pour moi le plus beau quatrain de l'histoire de la littérature française, non seulement par sa totale harmonie sonore, mais encore par la profondeur désespérée de son contenu fataliste.
Ceci n'est que le dernier de douze constituant « Une charogne », si ce n'est mon poème préféré, celui qui m'intima sans le moindre doute le devoir de l'écriture versifiée.

Je n'avais alors que seize ans, j'aimais déjà m'inventer sur papier des histoires, collectionner les bonnes notes en rédaction, mais comme beaucoup d'entre nous, ne connaissais à peu près rien de la poésie. J'entrais en première, époque où l'on préparait l'unique épreuve anticipée du baccalauréat, dite « bac français ». Pour ma génération, c'était l'épreuve du feu car notre premier examen réel. Nous avions donc une liste d'œuvres arbitrairement choisie par la fonctionnaire de l'éducation nationale chargée de nous ouvrir l'esprit, à nous fournir moyennant transaction financière chez un libraire, et étudier dans le courant d'une année pourtant délibérément tournée vers la sélection par les sciences dures. Il s'agissait d'une classe d'élite, de celles qui préparent à l'émergence de celles de la nation, qui préparent aux classes prépa dans l'inimaginable mentalité délétère que pourtant il est aisé de constater à chaque étage de la jungle professionnelle. Dans cette liste figurait « Les fleurs du mal » de Charles Baudelaire.

Oh, bien sûr, à quatorze ans, pour faire du zèle, avais-je lu « Britannicus » à ma propre initiative... Peut-être cela m'avait-il inconsciemment préparé à la structure de l'alexandrin et à son dépassement.  J'ai donc découvert Baudelaire comme on aborde une compétition de patinage artistique : par les figures imposées. Mais lorsque l'on place entre les mains d'un adolescent dynamiteur un tel paquet d'explosif, il ne faut pas attendre de lui le respect des pointillés du champ lexical, ni des frontières décernées aux textes entrant dans la sacrosainte addition de ceux à présenter le jour J. Et je lus « Les fleurs du mal » en dehors des morceaux choisis que mes coreligionnaires potasseraient imperturbablement dans la perspective de leur réussite sociale future. Et je découvris « Une charogne » au détour de ces pages qu'il m'arrive de feuilleter encore, racornies, cornées, pareilles à de vieux ongles d'une vieille personne tabagique ayant tant vécu.

L'effet ne fut pas moindre que cent-trente-ans plus tôt sur son public. On pense nos sociétés libérées depuis un certain mai '68, mais c'est un peu du vent, des façades façon de Bucarest Ceaucescuienne,
car nul ne propose à lire « Une charogne » plutôt que « L'albatros », pas plus qu'on n'aborde le sujet de la Commune dans les cours d'histoire du secondaire. On se dit que ceci est réservé à une « élite », et qu'il n'est nul besoin d'user de prosélytisme subversif au risque de perturber le déjà fragile équilibre social. Alors on laisse à l'initiative des plus curieux de découvrir par eux-mêmes ces bombes à fragmentation de l'être, ces joyaux thermonucléaires aux manipulations si délicates. C'est presque criminel, mais le crime depuis celui d'Abel, est le propre de l'Homme.

Comment ne pouvait-on faire scandale en 1857, avec une telle abomination ? Avec force détails, Baudelaire décrit la rencontre, lors d'une promenade amoureuse, de la charogne d'un cheval, et exacerbe tous les sens, vue, odeurs, bruits, et presque goûts et textures, dans la description qu'il dédie à sa compagne afin d'achever – quel mot plus juste ? – d'un retournement sur elle les affres de la fatalité existentielle. C'était une époque où la poésie académique, pour être belle devait parler du beau, laisser la misère au misérables dont su parler Hugo, mais plus timidement que Baudelaire, en roman, et ne pouvait admettre de telles licences considérées perverses et mortifères, fruits d'esprits dérangés et désignés d'emblée pour l'asile psychiatrique, Charenton – là où je suis né. Baudelaire fut en cela le précurseur de Rimbaud et de sa « Vénus anadyomède », ainsi que de Camille Claudel et sa statue « Clotho » : faire beau en traitant la « laideur », car finalement, où sont les canons de la compréhension du beau ?

Or l'erreur serait de s'arrêter à ceci ! Ce n'est pas le portrait d'un cadavre chevalin que Baudelaire dressa – pour le simple plaisir d'adresser ensuite une gifle littéraire à un amour déçu ! Non ! Charles Baudelaire était un « voyant » avant Rimbaud, et son esprit visionnaire est entièrement concentré dans « Une charogne » ! Cette dépouille putride qu'il décrit au bord d'une route n'est autre que son siècle ! Il voit la charogne de la royauté française – furtivement dépouillée par un empire d'opérette – et des empires l'entourant et prêts à déchoir ; il voit plus loin que les révolutions qui bouleversèrent 1848, échouant la plupart du temps dans leur sang comme en Hongrie, il voit le pourrissement d'un ordre social, l'effondrement mal-odorant des dynasties gangrénées, maladives, hémophiles, mort-vivantes et consanguines. Il voit des vers s'en nourrir et décrit le futur monde bourgeois dans lequel nous vivons, celui qui s'est nourri, construit de cette charogne ! Le monde des banquiers et des affairistes, le monde vermiforme des crises de foie, de foi et deux fois, il répète à qui veut bien l'entendre, que son monde est mort, et qu'il en naît un autre dans la pourriture. Et que des chiennes galeuses et voleuses en piqueront aussi leur part !

Nous serons dès lors à l'image de ce nouveau monde engraissé des chairs faisandées du précédent. Mais pour quel aboutissement ? Nous ne sommes pas des dieux. Quelles que fussent, soient ou seront nos ambitions, quel que soit le sablier, notre destin est inexorablement fixé sur le point ultime de notre décomposition. La beauté, la richesse, le profit, ne conduisent pas à nul autre point que celui auquel conduit ce dont elle se nourrissent : la laideur, la pauvreté et le servage. Je ne connais rien qui ne ressemble plus à un Homme qu'un autre Homme, lorsqu'ils sont à l'état de squelettes.




Michel P©2010

2 commentaires:

Murièle Modély a dit…

voilà qui complète donc ton propos... :)

Michel P a dit…

J'espère avoir été sufisamment exhaustif. :)