dimanche 10 mars 2013

L'épure

Leysh Nat'Arak (new version) by Natacha Atlas on Grooveshark



« La liberté réservée aux seuls partisans du gouvernement, aux seuls membres du parti, ce n'est pas la liberté. La liberté, c'est toujours la liberté de celui qui pense autrement. »
Rosa Luxemburg

L'ordre règne à Berlin. Pourtant il fait froid. Le 15 janvier, il fait un froid à fendre des canaux comme on fondit des canons. Le 15 janvier, il fait un froid de caveau comme une vague sibérienne étendue sur un charnier de millions de morts passés au fil de l'épée de Brest-Litovsk, aux tranchées à re-taire où l'Occident s'est égorgé.
En ce froid matin du 15 janvier la porte a cédé sous les martèlements des bottes et des poings, des crosses et des fûts, comme on cède aux craquements des os défunts. Des « corps francs » sont entrés dans cet asile illégal et licencieux. Pourtant la Rose a quarante-sept ans, et n'a presque plus que ses épines. Christique, comme un bouquet de coups : son visage est martelé par les crosses et les poings. Elle gît. C'est un petit oiseau que le lieutenant Vögel traîne dans la voiture.
Arrivés près du canal, ils lui percent le cœur afin que coule l'eau et le sang d'une balle dans la tempe. Son corps est malmené, humilié, profané. C'est le corps d'une femme sur lequel pleut la géhenne des frustrations longtemps contenues et la vengeance noire de l'obscurantisme. Au nom du nombre elle est immolée.
La grande guerre ne touche à sa fin que depuis deux mois lorsque l'on jette sa dépouille dans les eaux glacées du Landwehrkanal. Si Spartacus fut crucifié, l'assassinat politique lui, est un rouage bien huilé et Rosa Luxemburg, une de ses plus célèbres victimes.

L'épure se présente en trois plans : le temps, l'endroit et la conviction. Mais l'épure cède aux traits de l'esclavage et de la tyrannie, parfois, lorsque le ciel n'est plus bleu et que l'herbe ne pousse plus, que l'espoir tarit au creux des mains serrées en poings ou autour du cou de ceux dont on veut étouffer l'écrit, les cris et les critiques. Pourtant l'épure incarne ostensiblement la résistance, et sa négation n'est mère que d'immortalité, d'historicité et de vérité. L'épure résiste à la mort, et parfois ressuscite au cœur même de ceux dont il bat encore, si tant est que battre ou se battre sont deux variantes verbales de résistance.

Z

Sommes-nous jamais loin des dictatures des généraux grecs, argentins, chiliens, khmers ou autres ? L'Histoire et ses leçons nous montre que non : Vichy prouva que le pays des droits de l'Homme pouvait être aussi celui des rafles. Nous ne sommes jamais loin de la dictature, pas plus que des assassinats politiques. L'Homme n'est jamais loin de la bête immonde. Cette dernière est multiforme : les allures de ses doctrines sont chamarrées, tel un pelage Gévaudan, mais leur présence est immuable et symptomatique du Dogme Maudit, avec ses codes et sa « charia », crocs de la bête assassine...

Z

Le 15 janvier passé – puisque l'hiver continu(e) – il s'avère que l'éclairage public est saboté. Il est huit heures, en ce matin du 6 février. La circulation est normale, tout est normal hormis cette défaillance électrique pour laquelle s'épargne dorénavant quelque interprétation hâtive. C'est la trop grande normalité des circonstances qui caractérise les guet-apens. Dans la pénombre, le socialiste – homme à la rose – sort de chez lui. Arrivé près de sa voiture, ils lui percent le cœur afin que coule l'eau et le sang de plusieurs balles dans la tempe.
Chokri Belaïd est mort. Après tant d'autres dont Gandhi, Jésus, Jaurès et Rosa Luxemburg, « un berger vient de tomber sous les armes, le cœur de l'humanité est en larme ». Pourtant, dans cette infinie tristesse, mon âme exulte : les Justes et les Purs survivent aux affres de la corruption sous toutes ses formes. Ils endossent un paletot d'inextinguible foi, bien plus puissante en la faiblesse humaine que celles qui revendique la force de quelconques dieux ou de quelconques empires. Elle est juste et elle, l'épure, nous confie les clefs d'un royaume bien plus puissant puisqu'il n'est pas de ce monde : celui de la fraternité. Or s'il m'arrive d'entendre des échos de ce monde, parmi eux, il m'est possible d'ouïr ceci : « La liberté, c'est toujours la liberté de celui qui pense autrement. »


Publication du 11/03/2013, journal tunisien "Alfikrya"
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